Ici, dans le silence troublé seulement par le chant des oiseaux, le temps semblait suivre ses propres lois — lent et fluide, comme l’horloge à balancier de sa grand-mère.
À chaque pas sur le gravier crissant sous ses pieds, la pensée qui la hantait depuis son réveil devenait plus claire : elle n’aurait pas le temps de nettoyer la tombe aujourd’hui.
Le lendemain, une opération extrêmement complexe était prévue — sept heures de reconstruction des valves cardiaques chez un enfant atteint d’une pathologie rare.
Un cas exceptionnel, exigeant une concentration et une préparation absolues.
Cette prise de conscience provoquait en elle un sentiment étrange, comme si elle trahissait Maxim.
Pour la première fois en quatre ans, elle allait rompre leur rituel.
Le cimetière, étendu sur une colline en pente douce, ressemblait à une ville silencieuse, avec ses rues, ses carrefours, ses quartiers.
À gauche, la vieille partie conservait les caveaux familiaux de la noblesse d’avant la révolution : anges de marbre au regard songeur, croix de pierre enlacées de lierre, latin raffiné sur des plaques noircies par le temps.
À droite, des obélisques modestes de l’époque soviétique, avec des photos sous verre et des étoiles à cinq branches.
La partie centrale était dominée par des monuments en granit moderne, de pierre noire glacée et d’inscriptions dorées.
« C’est ici que repose toute notre ville, Tamarotchka », disait grand-mère Nastia la première fois qu’elle l’y avait emmenée, en lui montrant l’arbre généalogique complexe des sépultures familiales.
« N’aie pas peur des morts, ma chérie. »
Eux, ils ont déjà tout compris.
C’est des vivants qu’il faut se méfier.
La tombe de Maxim se trouvait dans la partie récente du cimetière, près d’une petite chapelle.
Une stèle de granit simple, avec un profil gravé.
Architecte jusqu’à son dernier souffle, c’était lui qui avait dessiné l’esquisse que Tamara avait retrouvée parmi ses papiers.
Dans un coin, il avait noté « pour l’arrière-grand-père », d’une main ferme.
Le destin en avait décidé autrement.
En approchant du lieu familier, Tamara aperçut la silhouette d’un vieil homme qui balayait calmement l’allée entre les tombes.
Édouard Stepanovitch, le gardien du cimetière, petit vieillard sec, à la barbe grise soigneusement taillée en pointe et aux yeux étonnamment vifs, presque jeunes malgré les rides de son visage.
« Bonjour, Tamara Mikhaïlovna », dit-il en soulevant sa casquette décolorée.
« Encore venue voir votre mari ? Je vous le dis, une telle fidélité force le respect. »
« Bonjour, Édouard Stepanovitch », répondit Tamara en hochant la tête, remarquant malgré elle combien le gardien avait vieilli en un an.
« Et votre santé ? »
« Quelle santé à nos âges ! » dit-il en faisant un geste vague, mais en souriant.
« Je veille sur les tombes des autres… la mienne, j’y pense pas encore. »
Édouard Stepanovitch n’était pas un simple gardien : ancien historien-archiviste, il en savait plus sur le cimetière et ses “habitants” que n’importe quel chroniqueur local.
Son destin était simple et triste : ayant perdu sa femme et sa fille dans un accident de voiture, il avait trouvé un étrange réconfort dans ce lieu de paix, de silence et de mémoire.
« Vous êtes encore seul, Édouard Stepanovitch ?
Toujours pas d’aide ? » demanda Tamara en voyant combien le vieux s’appuyait difficilement sur son balai.
Il sourit, révélant ses dents clairsemées.
« Qui voudrait bosser ici ? La jeunesse cherche autre chose. »
« Et moi, à vrai dire, j’ai pas besoin de compagnie. Avec mes pensées, je ne suis pas seul — je parle avec toute une ville. »
Il balaya l’endroit d’un geste de la main.
« Quoique, attendez… il y en a un ici. »
Le regard du gardien s’anima soudain.
« Des mains d’or. »
« Il restaure des monuments, répare des clôtures. »
Il montra un coin éloigné du cimetière, où l’on distinguait la silhouette d’un homme penché sur une tombe ancienne.
« Vous voyez ce monsieur ? Il n’est pas à notre service, mais il aide mieux que beaucoup d’employés. »
« Un artisan rare. Il pourrait aussi remettre la tombe de votre mari en état, si vous manquez de temps. »
Tamara réfléchit.
Confier l’entretien de la tombe de Maxim à un inconnu lui paraissait étrange.
Mais l’opération à venir ne laissait aucun choix.
« Peut-être… peut-être que c’est une solution », dit-elle avec hésitation.
« Vous pourriez nous présenter ? » Le gardien s’éclaira et, redressant ses épaules maigres, se dirigea vers l’inconnu.
Tamara le suivit, admirant au passage la grille restaurée d’un vieux caveau.
La fine ferronnerie, débarrassée de la rouille, brillait comme neuve.
« Ilarion Sergueïevitch ! » appela le vieil homme.
« Une dame voudrait vous parler. »
L’homme se redressa et se retourna.
Tamara s’arrêta net.
Devant elle se tenait un homme d’environ quarante ans, grand, à la démarche militaire.
Son visage bronzé, buriné, semblait sculpté dans la même pierre qu’il manipulait — pommettes, lèvres nettes, nez droit.
Mais ce qui frappait surtout, c’étaient ses yeux gris, perçants, remplis d’expériences vécues, mais encore étonnamment vivants.
Ses tempes grisonnantes contrastaient avec ses cheveux encore foncés, coupés court comme chez les militaires.
« Ilarion Krylov », se présenta-t-il en essuyant ses mains dans un chiffon et en s’avançant d’un pas.
Sa voix était étonnamment calme et grave.
« Tamara Rudnitskaïa », répondit-elle en tendant la main, qu’il serra doucement.
« Excusez-moi de vous déranger. »
« Voilà, Ilarion Sergueïevitch », intervint Édouard Stepanovitch.
« Notre doctoresse célèbre veut remettre en ordre la tombe de son mari, mais elle manque de temps. Je vous ai recommandé. »
Le gardien expliqua brièvement la situation, puis, se souvenant de tâches urgentes, les laissa seuls.
Tamara ressentait une étrange gêne.
Le regard de cet homme, attentif et paisible, semblait aller plus loin qu’elle ne l’aurait souhaité.
« Je peux vous montrer la tombe de mon mari », dit-elle.
« Il faudrait remettre la clôture, couper l’herbe, planter des fleurs. »
« Je serai ravi de vous aider », répondit simplement Ilarion…